Mes Humeurs : Oui chef !

La Presse — L’Humeur de la semaine dernière évoquait et saluait la programmation d’un spectacle de musique classique qui fait une tournée où trois chefs dirigent un orchestre à Carthage, Hammamet et El Jem.
Je reviens au métier de chef d’orchestre, souvent peu ou carrément mal connu du grand public, on pense que la direction d’orchestre se limite à quelques répétitions et puis on passe sur scène ; il est utile de connaître ce métier qui est plus complexe qu’on ne le pense.
Pour ceux qui ne le sauraient pas, la direction d’orchestre exige une formation et une culture musicale vaste et une autorité naturelle, beaucoup de chefs ont eu une pratique instrumentale sérieuse (piano souvent, mais aussi violon, et même instruments à vent), des pianistes accompagnateurs qui ont étudié l’harmonie, le contrepoint et l’analyse musicale, il y a des chefs qui ont exercé comme chef de chant qui est un rôle important, ce sont eux qui préparent les rôles, ils connaissent le répertoire classique, de Bach à la musique contemporaine, ils savent tout faire, déchiffrer, parler les langues, maîtriser le solfège et la lecture de partitions complexes
Des chefs d’orchestre, il y en a des centaines, des célébrités mondialement connues, des moins connus et des invisibles, il s’en trouve peu, trop peu de femmes (une Humeur consacrée à Zahia Ziouani, cheffe française d’origine algérienne, fondatrice de l’Orchestre Divertimento traite de ce sujet.)
Dans le but de mettre de la gaieté dans le monde apparemment sérieux de la musique classique, j’ai glané ça et là et sélectionné des citations (radios thématiques, ouvrages etc) ; on en rencontre des centaines qui illustrent la vision des grands chefs. Ces derniers sont, bien sûr, différents, mais dotés d’une culture immense et d’un charisme évident. Quelques exemples :
Arturo Toscanini (1867–1957, réputé pour avoir une mémoire colossale), il dirigeait sans partition, y compris des opéras entiers.
Lors d’une répétition, un musicien s’arrête et dit :
« Ma partition dit ceci. »
Toscanini, furieux, réplique :
« Ta partition est fausse. J’ai la mienne dans la tête depuis vingt ans. »
Leonard Bernstein (1918–1990) qui a composé la musique du film West Side Story.
Quelques jours après la chute du mur de Berlin (1989), Bernstein dirige la 9e symphonie de Beethoven, remplaçant le mot «Freude» (joie) par «Freiheit» (liberté).
«Tous les murs tombent un jour. Et la musique en garde la trace».
L’émotion du public et des musiciens fut telle que plusieurs pleurèrent en jouant.
Le fascinant chef Wilhelm Furtwängler (1886–1954) disait : «Je ne dirige pas la musique, je la laisse naître».
Carlos Kleiber(1930-2004) : le mystérieux perfectionniste qui fuyait la gloire.
Considéré comme l’un des plus grands chefs du XXe siècle, Kleiber avait une phobie de l’échec.
Il refusait souvent les concerts, annulait des tournées, disparaissait des mois durant.
Un jour, un orchestre l’attend, répétition prête. Il entre, regarde la salle, murmure :
«Je ne suis pas digne». Et repart. Il ne dirigera jamais ce concert.
Herbert von Karajan ((1908–1989.) Lors d’une répétition avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, celui qui est considéré comme l’incarnation du chef absolu s’arrête brusquement et dit avec agacement :
– Le deuxième hautbois joue beaucoup trop fort.
Un silence suit.
Le premier violon, un peu gêné, lui fait remarquer :
– Maestro… le deuxième hautbois n’est pas là aujourd’hui.
Sans perdre une seconde, Karajan réplique calmement :
– Alors dites-lui que, quand il vient, il joue trop fort.
Le Roumain Sergiu Celibidache (1912–1996) refusait d’enregistrer sa musique.
«On ne peut pas capturer le moment vivant dans une boîte ! »
Il voulait que chaque concert soit unique, jamais reproduit.
Evidemment, on peut continuer à égrener les exemples.