
La Tunisie a formé des milliers et des milliers de compétences depuis son indépendance. La majorité d’entre eux ont choisi de rester sur place et contribuer à l’édification du pays.
La Presse — Aujourd’hui, nous assistons à un mouvement étrange de la part de nombreux cadres formés dans nos écoles et universités.
Les raisons d’un mal-être
À titre d’exemple, on ne parvient pas à comprendre pourquoi les ingénieurs, à travers leur corporation, ne cessent de déplorer leur sort. Tout est mal en point à leurs yeux. C’est, expliquent-ils, à cause de ce qu’on appelle «la fuite des cerveaux», ou «l’exode des cerveaux».
Personne ne peut nier le malaise qu’éprouvent beaucoup de nos ingénieurs. Ils ne sont pas les seuls. D’autres professions connaissent les mêmes difficultés. Ce n’est donc pas une raison suffisante de désespérer et de baisser les bras. Obtenir un diplôme d’ingénieur n’est pas une fin en soi, mais c’est ce que l’on en fera qui est plus important.
Notre pays compte de nombreux pionniers dans tous les domaines. Des ingénieurs, des médecins, des universitaires et des scientifiques ainsi que de multiples compétences ont fait le chemin inverse pour contribuer à la construction de la Tunisie. C’était à l’aube de l’Indépendance. Alors qu’ils avaient fait des études en Europe ou en Amérique ou en ex-Union Soviétique, ils ont préféré revenir pour servir leur pays.
Ce malaise serait lié aussi, ajoutent nos ingénieurs, aux «mauvaises conditions de travail et à leur situation matérielle précaire».
Or, ce n’est pas, nécessairement, l’avis de tout le monde. L’opinion publique ne voit pas en quoi cette catégorie professionnelle serait plus lésée qu’une autre. À moins de considérer qu’il faut accorder des privilèges aux dépens d’autres catégories qui ont le droit à des traitements sans discrimination.
Prouver son existence
Le problème chez nous est que tout le monde est logé à la même enseigne. C’est-à-dire soumis à des lois et des réglementations qui ont besoin, soit dit en passant, d’être revues et réactualisées.
C’est pourquoi on juge qu’un ingénieur n’a pas plus de droits à revendiquer qu’un autre fonctionnaire possédant des diplômes équivalents.
Certes, l’ingénieur a ceci de particulier qu’il lui est demandé d’être à la pointe en matière d’inventions, de créations et de conceptions. Sommes-nous dans ce cas de figure ?
D’aucuns diront que les conditions existantes ne sont pas pour favoriser l’évolution escomptée. D’autres diront que les ingénieurs eux-mêmes ne s’investissent pas tellement dans cette tâche. Les deux opinions sont justes Mais encore faut-il des preuves.
Le citoyen tunisien juge sur pièce. L’existence d’un corps professionnel se manifeste par ce qu’il fournit à la société. Dans le domaine de l’ingénierie, le Tunisien doit être en mesure de constater de visu ce qui se réalise sur le terrain par cette catégorie professionnelle.
Or, il ne voit pas tellement ce dont est capable cette profession. Il ne voit pas, ou on n’est pas capable de lui donner la possibilité de voir de façon concrète, ce que produit l’ingénieur tunisien.
A qui la faute ?
Il n’existe pas de réponse catégorique à cette question car plusieurs considérations peuvent entrer en jeu.
Tout le monde sait que rien ne peut se faire sans l’intervention des génies (civil, mécanique, électrique, industriel, militaire, etc.).
L’ingénieur est, toujours, au centre de l’action. Aussi bien lorsque tout va, que lorsque tout ne va pas bien.
Le Tunisien juge d’après ce qu’il voit : l’état des chaussées après une averse, l’absence de projets de villes du futur avec l’infrastructure qui convient. Plus clairement, de vraies agglomérations et de vrais métros souterrains, par exemple, ainsi que des autoroutes modernes et sans reproche.
De plus, le manque d’implication des ingénieurs dans des actions de recyclage technique (de nos moyens de transport, par exemple, ou de la rénovation des machines et divers autres outils de production ainsi que l’amélioration des procédés industriels existants…) ne peut pas ne pas nous interpeller.
Si, aujourd’hui, certaines de nos élites choisissent d’apporter leur concours à des pays étrangers c’est parce qu’ils pensent qu’ils sont mal rétribués ou peu considérés chez eux.
A vrai dire, cette position relève de la liberté individuelle et des convictions personnelles.
Ce qui peut étonner plus d’un, par contre, c’est ce que ce pays a dépensé pour les former. Après, il les voit aller offrir leurs services ailleurs. En effet, un étudiant coûte en moyenne 8.000 dinars (selon les statistiques du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique-2023). Multiplions cette somme par le nombre d’années d’études, uniquement dans le supérieur, pour apprécier, à sa juste valeur, la dette envers le pays qui a consenti tous les sacrifices pour le former.
Devoirs envers la patrie
On imagine très mal comment des jeunes formés dans nos institutions universitaires refusent d’accomplir des devoirs comme le service national ou les affectations individuelles. Et dire qu’il y a des dizaines de milliers de nos cadres qui ont, déjà, accompli avant eux ces devoirs sans rechigner. La fuite de ces cerveaux, loin d’apporter des solutions, est une source de problèmes.
On peut reconnaître que dans des cas limites, il y a un retour sur investissement lorsque la compétence rentre au bercail avec une probabilité de transfert de technologie. Mais, malheureusement, les pays d’accueil ne sont pas en mesure de leur offrir les avantages dont ils rêvent. La conjoncture qui prévaut dans le monde le prouve.
Ces compétences migrantes subissent toutes les discriminations (au niveau des salaires, ils perçoivent moins que les nationaux). Ils ne sont pas à l’abri de la xénophobie. Ils sont, comme on le disait naguère, taillables et corvéables à merci.
Plus grave encore, cette fuite contribue à vider les pays en voie de développement de toutes les compétences afin de leur barrer la voie à tout progrès véritable.
En désertant le pays, ce qu’on appelle les élites accomplissent la besogne de ceux qui cherchent à vider nos pays de leurs potentiels scientifiques afin qu’ils restent, toujours, sous leur domination.
Aussi, sans nous opposer aux décisions des uns et des autres de quitter leur pays ou d’y rester, nous suggérons aux responsables des corporations professionnelles concernées d’adopter une meilleure stratégie. Celle-ci consisterait à se rendre plus visibles à travers des réalisations et des faits. Prosaïquement parlant : donner des preuves que telle ou telle catégorie professionnelle mérite plus à travers des productions, des inventions, etc. En somme, prouver au commun des mortels qu’ils existent et qu’ils agissent.
Think tank et brainstorming
C’est vrai qu’on nous présente, souvent, à la télévision ou à travers les médias ou, encore, des réseaux sociaux des créations et des inventions. On se contente, juste, de cette étape. Que se passe-t-il après? Y a-t-il un suivi ? L’objet inventé est-il valorisé ? Passe-t-il à l’étape d’industrialisation ? Devons-nous rester, toujours, prisonniers des vieilles habitudes de l’attentisme ?
Le citoyen tunisien ne demande rien d’autre que la concrétisation de ce qu’on lui présente à longueur d’année comme étant le produit du génie tunisien. Ce génie, il veut le voir sur le terrain et le sentir dans sa vie quotidienne.
Il considère qu’il est plus que temps de passer de la phase des plans, des maquettes, des prototypes et autres à la phase d’industrialisation.
Tout est possible. Il ne manque que la volonté de le faire, car tout viendra après.
Ceux qui veulent partir, libre à eux de le faire. Mais ceux qui choisissent le parti de leur pays doivent s’investir à fond pour montrer qu’ils sont, vraiment, capables de concrétiser les rêves et les espoirs des Tunisiens.
Les laboratoires et les nombreuses structures de recherche, les pôles technologiques, les acteurs économiques doivent faire partie de cette stratégie.
Il doit y avoir une synergie entre tous les partenaires pour créer une dynamique axée sur les résultats de ces efforts scientifiques qui ne doivent pas élire domicile dans les couloirs des institutions de recherche ou dans les bibliothèques.
Des concepts et des méthodes existent pour accélérer le processus. Ils sont utilisés dans les pays qui sont sur la bonne voie. Il s’agit, entre autres, du think tank et du brainstorming.
Les deux ont pour rôle de stimuler la réflexion et accélérer la recherche de solutions aux questions liées au développement ou à n’importe quel autre thème. Nos scientifiques et chercheurs ne sont pas censés les ignorer.
Alors, procédons à l’étape suivante : celle du passage de la création et de la conception à la production industrielle et à la concrétisation des maquettes et autres prototypes. Jusqu’à quand va-t-on rester dans la phase des shows médiatiques sans lendemain ? Créons un marché pour des machines, des voitures ou d’autres fabrications purement tunisiennes chez nous et à l’étranger. Rien n’est impossible. Il suffit de croire en nos capacités et moyens. Le reste viendra grâce à la dynamique qui ne manquera pas de s’enclencher. Ce n’est pas du tout de l’utopie.