
Derrière une riche programmation, une série d’interrogations se dessine. Sur ce que signifie aujourd’hui faire un festival. Sur ce qu’on attend de l’art. Et sur les lignes de fracture entre culture populaire et exigences esthétiques. Le Festival de Hammamet, comme exemple, faisant part des rares à résister encore au commercial pur et dur.
La Presse — Sous le slogan «Continious Vibe», la 59e édition du Festival international de Hammamet s’annonce comme un moment fort de l’été culturel tunisien. Avec 36 spectacles sur 33 soirées, des artistes de 14 pays, une alliance de musique, théâtre et danse contemporaine, le programme revendique une certaine vision du monde : plurielle, audacieuse et ouverte.
Mais derrière cette richesse, une série d’interrogations se dessine. Sur ce que signifie aujourd’hui faire un festival. Sur ce qu’on attend de l’art. Et sur les lignes de fracture entre culture populaire et exigences esthétiques. Le Festival de Hammamet, comme exemple, faisant part des rares à résister encore au commercial pur et dur. Le premier élan est indéniablement celui de la diversité.
Le festival embrasse un espace culturel transméditerranéen : de la Tunisie à la Syrie, de l’Algérie à la Colombie, de la Jordanie à l’Espagne. Ce choix n’est pas anodin. Il place Hammamet comme un carrefour artistique, dans un monde où les récits dominants cherchent trop souvent à cloisonner les imaginaires.
Des artistes comme Yuri Buenaventura (Colombie), Las Migas (Espagne), Hind Ennaira( Maroc), Alsarah & The Nubatones (Soudan), ou Bassekou Kouyaté (Mali) témoignent de cette volonté de tisser des ponts, de faire dialoguer les mémoires sonores du Sud. La présence de projets hybrides comme «Koum Tara», «Osool» ou «Sinouj Odyssey» participe de cette même logique : celle de la fusion, de l’entre-deux artistique.

Ce qui reste intéressant dans le choix du festival de Hammamet, c’est que cette diversité est elle-même une locomotive avec une réelle place donnée à ces propositions sur la scène médiatique et symbolique du festival sans risque qu’elles ne soient marginalisées face aux grandes influences du mainstream. Cela reste le label du festival et le garant de sa qualité.
Ce laboratoire scénique résistant est-il toujours vivant ? Heureusement, le festival maintient sa réputation de scène de création vivante et engagée. Le théâtre et les arts de la scène, souvent laissés pour compte dans les festivals d’été, trouvent toujours une place essentielle.
De «Ragouj» — spectacle d’ouverture— à «Ad Vitam» de Leïla Toubel, en passant par «Mère des pays», «Arboune», ou «La Dame de Kerkoine», le théâtre tunisien, dans sa pluralité, affirme sa présence bien que manquant terriblement les expériences internationales que le public appréciait auparavant. Ce choix est fondamental.
Il rappelle que l’art n’est pas uniquement un divertissement, mais aussi un lieu de mémoire, d’interrogation et de réparation. La danse contemporaine, également bien représentée, engage un corps politique : celui qui se souvient, qui résiste, qui rêve.
Mais là aussi : ce public souvent acquis à ces formes exigeantes est-il toujours au rendez-vous? Comment renouveler l’audience sans tomber dans la pédagogie ou l’élitisme ? Le festival peut-il continuer à jouer ce rôle d’incubateur artistique sans sacrifier la visibilité nécessaire à sa survie économique ? La tentation du mainstream serait-elle un équilibre ou un renoncement ? Ce qui attire l’attention depuis quelques années déjà, c’est la place accordée aux stars mainstream.
Des noms connus, appréciés, attendus. Leur présence assure des soirées pleines, un écho médiatique immédiat, un effet «buzz» sans appel. Mais ce choix pose une question de fond : que veut dire “festival” aujourd’hui? Est-ce simplement une scène de diffusion, ou un espace de construction artistique? Est-ce un miroir de ce que les gens écoutent déjà… ou un outil pour leur faire découvrir ce qu’ils n’attendaient pas? Il ne s’agit pas de mépriser les goûts populaires — ce serait une forme de snobisme culturel.
Mais de réfléchir à la part de risque qu’un festival doit accepter. Sans risque, sans incertitude, sans proposition audacieuse, peut-on encore parler d’art ? Ce questionnement dépasse le simple cadre de Hammamet. Il s’inscrit dans une réflexion plus large sur la place de la culture en temps de crises : crise écologique, crise des valeurs, crise de l’imaginaire collectif.

Dans un monde saturé d’images et de spectacles, comment redonner au geste artistique sa force transformatrice ? Comment faire d’un festival un moment de communion, certes, mais aussi de trouble, de doute, de révélation ?
Le Festival international de Hammamet 2025 est, sans aucun doute, un espace de rencontres précieuses et d’énergies fécondes.
Il montre que la Tunisie continue de penser la culture comme un acte politique, social, esthétique. Mais face aux derives, il lui faudra préserver ce qui fait sa singularité : l’audace, la curiosité, l’exigence. Offrir un « vibe continu » ne suffit pas : encore faut-il lui offrir les outils pour qu’il résonne avec les fractures du monde et les espoirs des artistes.