Code du statut personnel : Ce que l’on remet en cause n’est pas un détail, c’est un socle

La Presse —La proposition d’autoriser les notaires à prononcer le divorce par consentement mutuel n’est pas une mesure technique. Elle constitue un tournant silencieux mais lourd de conséquences. Car ce que l’on remet en cause, ce n’est pas simplement une procédure judiciaire : c’est un pilier fondamental de l’État civil tunisien, un acquis arraché de haute lutte, un rempart contre les dérives, et l’un des derniers symboles encore vivants d’un progressisme tunisien en danger.
Le Code du statut personnel (CSP), promulgué en 1956, a constitué l’une des plus grandes ruptures juridiques du monde arabo-musulman. En abolissant la polygamie, en posant les bases de l’égalité dans le mariage, et en soumettant le divorce à un cadre judiciaire rigoureux, il a bouleversé l’ordre patriarcal établi. Ce texte n’est pas seulement un outil juridique, il a contribué à façonner l’identité de la Tunisie moderne qui fait notre fierté.
Pendant plus de soixante-dix ans, le CSP a joué un rôle déterminant dans l’émancipation des femmes tunisiennes. Grâce à lui, elles ont pu revendiquer une citoyenneté pleine et entière, participer à la vie publique, accéder à l’éducation et au monde du travail. Ce Code a également permis de forger une culture juridique et sociale fondée sur la négociation, le compromis et l’équité dans les relations conjugales. Il a institutionnalisé la protection de la partie la plus vulnérable — le plus souvent la femme — dans un cadre où les rapports de force au sein du couple peuvent facilement basculer vers la domination.
Un acquis fondateur au cœur du projet républicain
C’est dans ce contexte que la proposition d’amender la législation pour permettre aux notaires de prononcer les divorces par consentement mutuel a déclenché une levée de boucliers. Présentée comme une mesure de simplification procédurale, elle masque en réalité une dérégulation potentiellement dramatique.
Dans le droit tunisien actuel, le divorce, même par consentement mutuel, est soumis à l’appréciation d’un juge. Celui-ci a pour mission de s’assurer du caractère libre, éclairé et équitable de l’accord, de vérifier que les droits de chaque partie sont respectés, et de trancher les questions sensibles : garde des enfants, pension alimentaire, partage des biens, réparation morale ou matérielle.
Transférer cette compétence à un notaire revient à transformer un acte de justice en simple formalité notariale. Cela ouvre la porte à des risques majeurs : divorces obtenus sous la contrainte, déséquilibres non rectifiés, absence de prise en charge des conséquences sociales et économiques. Parce que le juge n’est pas un simple observateur, il est le garant d’un équilibre fondamental dans une procédure où les inégalités sont souvent invisibles, mais bien réelles.
«Nous ne voulons pas redevenir invisibles»
Certaines voix de femmes s’élèvent déjà pour dénoncer cette dérive. Pour elles, cette réforme, présentée comme technique, signe en réalité un recul grave de la protection accordée aux femmes dans le droit tunisien. Beaucoup rappellent que le consentement mutuel n’a de sens que si les deux parties sont en position d’égalité. Or, dans la réalité sociale tunisienne, cette égalité reste largement théorique.
Dans certains foyers, le rapport de domination masculine perdure, y compris chez les couples instruits ou en milieu urbain. Pressions économiques, dépendance financière, manipulation psychologique ou sociale : les formes d’emprise peuvent être multiples. Que se passsera-t-il si un mari impose un divorce notarié à une épouse vulnérable, sans qu’aucun juge ne soit là pour détecter l’injustice ou bloquer la procédure ? Qui prendra la responsabilité de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, en cas de désaccord sur la garde ou le lieu de résidence ? Et qu’adviendra-t-il des femmes qui, faute de défense, signeront un accord qu’elles regretteront amèrement quelques mois plus tard ?
Une vision utilitariste du droit qui fragilise le tissu social
Ce projet s’inscrit dans une logique plus large de déjudiciarisation du droit familial. En allégeant les procédures, en rognant sur le rôle du juge, on prétend répondre à une exigence d’efficacité administrative. Mais cette approche utilitariste oublie une réalité essentielle ; le droit n’est pas là pour aller plus vite, il est là pour protéger.
Le divorce n’est pas une formalité administrative. C’est un moment de rupture, souvent douloureux, où la vulnérabilité humaine est à son comble. Et dans un pays où l’institution judiciaire représente encore un recours, voire un refuge, pour nombre de femmes confrontées à des injustices, il est dangereux de reléguer cette protection à un notaire dont la mission est avant tout la rédaction d’actes, non la justice.
Une société civile mobilisée, un front juridique en alerte
Face à ce projet, plusieurs organisations ont déjà fait entendre leur opposition. L’Union nationale de la femme tunisienne (Unft) a adressé une lettre ouverte au Parlement, dénonçant une atteinte grave aux droits des femmes et à l’équilibre de la famille. Elle alerte sur les risques d’une banalisation du divorce et demande le maintien du rôle du juge comme garantie de protection.
L’Ordre national des avocats de Tunisie (Onat) a lui aussi exprimé une opposition ferme. Dans un communiqué, le Barreau a rappelé que le divorce est un acte juridiquement complexe, qui ne saurait être confié à une autorité non judiciaire. L’Ordre s’engage à entreprendre les actions nécessaires pour bloquer l’adoption de cette mesure.
Au-delà du milieu juridique, c’est toute une partie de la société civile qui se mobilise. Des juristes, des sociologues, des militants associatifs, mais aussi de simples citoyens et citoyennes, expriment leur colère face à ce qu’ils perçoivent comme une forme d’effacement progressif des acquis féminins.
Ce que signifie vraiment «toucher au CSP»
Le plus grave, peut-être, dans cette affaire, c’est l’insensibilité avec laquelle on traite un symbole national. Le CSP n’est pas un texte figé à sanctuariser, mais ce n’est pas non plus un simple corpus technique à réformer au gré des intérêts ou des modes. Il est un pacte social, une boussole républicaine. Y toucher sans débat public, sans étude d’impact sociale, sans consultation sérieuse des actrices concernées, c’est trahir un héritage collectif.
Cette réforme ne vient pas seule. Elle s’inscrit dans un climat général de recul des libertés, de normalisation du conservatisme. Le risque est clair ; on ouvre une brèche qui pourrait, demain, justifier d’autres reculs. Car si l’on peut ôter au juge une procédure aussi grave que le divorce, pourquoi ne pas aller plus loin demain? Pourquoi ne pas remettre en cause, par exemple, la pension alimentaire obligatoire? Ou la priorité donnée à la mère pour la garde de l’enfant en bas âge ? Chaque «simplification» peut devenir un outil de démantèlement silencieux et pernicieux.
Refuser la régression, défendre un projet de société
Ce n’est pas un réflexe passéiste que de défendre le maintien du juge dans les affaires de divorce. C’est au contraire un acte de vigilance, de responsabilité, et d’engagement républicain. Il ne s’agit pas de figer le droit dans un marbre de 1956, mais de refuser que la modernisation serve de prétexte à l’effacement progressif des protections fondamentales.
Ce que la Tunisie risque de perdre ici, ce n’est pas seulement une procédure judiciaire. C’est une part de son identité, de son histoire, de son avance. Ce n’est pas simplement une loi que l’on amende, c’est la femme tunisienne que l’on atteint. Dans ce qu’elle est, dans ce qu’elle représente, dans ce qu’elle a conquis de haute lutte. La Tunisienne, bâtisseuse de la nation, gardienne du foyer, éducatrice des générations, pilier de la stabilité sociale, se voit ainsi fragilisée dans ses droits les plus fondamentaux. La toucher, c’est toucher notre essence, notre dignité, notre pouvoir d’éduquer nos enfants, nous les femmes tunisiennes, de garantir l’équilibre du pays, un équilibre que nous construisons, seules ou avec nos partenaires. Cela reviendrait à mettre en péril un des bastions solides d’un projet de société éclairé, juste et moderne, que nous avons défendu avec constance, courage et amour.